27
29 janvier 2018
Elle était encore à Adélaïde, à la piscine. Son papa était là, jeune, mince et beau. Sa maman traînait légèrement la jambe, à cause de son accident. Elle boiterait comme ça jusqu’à la fin de ses jours. Elle faisait la course avec Bill. Elle plongea sous la corde de couloir et elle entendit son entraîneur crier :
— Expire, Julia ! Je veux voir les bulles !
Mais il y avait quelque chose qui clochait. Elle n’avait plus d’air dans les poumons, et la surface était si loin…
Elle se réveilla, les mains crispées sur la poitrine, le cœur battant la chamade. Il lui fallut plusieurs longues secondes pour se rendre compte qu’elle respirait parfaitement.
Viktor bougea, à côté d’elle.
— Quoi, déjà l’heure ? fit-il d’une voix étrangement atone.
Ils se levèrent, enfilèrent leurs joggings usés et se retrouvèrent dans l’espace commun. Céréales, ersatz de lait, sucre et raisins. Pas de musique, juste les claquements du module qui se dilatait à la chaleur.
Raoul contemplait sans mot dire le porridge que Marc avait préparé. Personne ne parlait.
Ils n’avaient pas dit grand-chose non plus, la veille au soir. Les heures passées à remettre de l’ordre après le crash de l’ERV les avaient laissés exsangues. Ensuite, ils s’étaient rabattus sur ce qui était d’ordinaire une corvée : communiquer avec le dehors. Pour Julia, ça voulait dire envoyer un message chaleureux à ses parents et un sujet grave et sérieux, genre « nous étudions toutes les options possibles », aux attachés de presse du Consortium qui plancheraient dessus.
Le plus dur, c’était pour Viktor et Raoul, elle le voyait à leurs visages fermés. Ils avaient écouté le message prioritaire d’Axelrod et chacun y avait répondu dans son coin. Ils ne voulaient pas les voir, ni Marc, ni elle.
Ils s’étaient réfugiés dans leur précieuse sphère privée après dîner, et Viktor n’avait pas dit grand-chose. Une longue expérience leur avait appris quand le moindre contact risquait de faire des étincelles.
Soudain, Raoul attaqua ses céréales, les noyant sous le sucre et les engloutissant à la louche. Ils attendirent tous qu’il ait fini en dorlotant leur mug de café, même Julia, qui avait renoncé à son thé rituel, comme si elle craignait que ça ne l’isole. Et puis peut-être éprouvait-elle un besoin de caféine, aussi. En tout cas, elle avait besoin de quelque chose.
Elle redoutait la fin du petit déjeuner. Le moment où Raoul viderait son mug de café et le caresserait, indiquant qu’il s’apprêtait à parler. Elle se demanda s’il se rendait compte que l’objet de céramique orné de fleurs par Katherine en était arrivé à représenter, dans son esprit, Katherine elle-même. Il le dorlotait parfois de façon névrotique. Il le rangeait dans un support qu’il avait bricolé avec des élastiques, insistait pour le laver lui-même et plongeait longuement le regard au fond, comme en ce moment même.
— Les joints ont lâché, dit-il abruptement. Les pompes se sont bloquées. Je ne peux pas réparer. Personne ne pourrait.
Viktor acquiesça. Ils le savaient tous, mais ses paroles planèrent dans le vide pendant un long moment. Julia laissa s’éterniser le silence.
— Il faut qu’ils envoient un autre ERV, dit enfin Viktor. S’ils le lancent à la mi-mai, il arrivera d’ici neuf mois, en novembre.
— Nous aurons assez de vivres pour tenir jusque-là ? demanda Marc, tout bas.
— Tout juste, répondit Julia. Il y a sept mois de vivres pour six dans l’ERV. Conformément au programme de la NASA. Mais il faudra que nous mettions les bouchées doubles dans la serre.
— L’ERV arrive, on transfère le méthane et l’oxygène de l’ERV irrécupérable, poursuivit Viktor de sa voix neutre, comme s’il faisait son rapport. On ne pourra pas partir tout de suite. Le delta-V est trop important. Il faudra attendre la prochaine fenêtre de tir. Dans quatre cent cinquante jours à peu près.
— Oh non… soupira Marc. Il n’y en a pas d’autre avant ?
— Aucune qui convienne. La première fois que les planètes sont bien alignées, c’est en juin 2020. Et encore : c’est une ellipse de Hohmann, mais pas la bonne. (Il marqua une pause comme s’il n’était pas sûr qu’ils soient prêts pour la suite.) Même comme ça, on aura besoin de delta-V supplémentaire.
— Combien ? demanda Raoul.
— Près de deux fois ce qui était prévu, dit Viktor en articulant soigneusement.
— Mon Dieu ! fit Marc en ouvrant de grands yeux. Ça fait quatre fois plus de carburant que nous n’en avons.
— Ils le savent, sur Terre, répondit sèchement Viktor. Ils doivent construire… très vite un ERV capable d’en transporter autant.
— Dieu du Ciel ! fit Marc en blêmissant.
— On devrait pouvoir y arriver. Axelrod doit nous envoyer de l’hydrogène… ou bien nous extrairons l’eau des pingos.
— À condition que tout se passe bien, reprit Marc. Que l’ERV arrive ici sans encombre, qu’il se pose tout près de nous…
Un silence. La montagne de temps, de travail et d’endurance qui les attendait était monstrueuse. Julia se sentit obligée de dire :
— Nous entrons dans l’été de l’hémisphère sud.
C’était la pierre angulaire de leur profil de mission. Des orages de poussière faisaient rage dans l’hémisphère sud pendant la saison chaude. La vitesse des vents pouvait atteindre des centaines de kilomètre à l’heure, et même s’ils charriaient moins de masse, personne n’avait envie d’être criblé de poussière pendant des mois.
— Ça ne sera pas marrant, convint Viktor. En plus du reste, on va peut-être être obligés de se mettre au régime.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, bredouilla Raoul.
— Je ne le sais pas non plus, dit calmement Viktor en tendant la main, paume en l’air, vers lui. Nous avons respecté la courbe de pression que nous pensions être la meilleure. L’Interface terrestre était d’accord.
— Mais ils ne sont pas foutus d’avoir une explication ! fit amèrement Raoul.
— Ils disent qu’ils procèdent à de nouvelles simulations, dit Viktor d’un ton un peu sec.
Julia se rembrunit. Ce n’était pas le genre de Viktor de renvoyer la faute sur quelqu’un d’autre. Il faisait parfois preuve de dérision, mais il n’accusait jamais personne.
— C’est sans importance, dit-elle tout bas.
— Je suis d’accord, ça n’a pas d’importance, fit Viktor, toujours tourné vers Raoul. Nous avons fait de notre mieux.
— Personne ne saura jamais ce qui a provoqué l’avarie complète du système, dit Raoul. J’ai tout passé en revue hier après-midi, je ne vois pas ce qui a pu lâcher en premier.
— Il est resté là pendant des années, dit Marc. Il a gravement souffert des intempéries.
Julia comprit que Marc essayait de consoler Raoul et Viktor, mais elle savait que seul le temps y parviendrait. Enfin, du temps, nous n’allons pas en manquer…
Ils savaient tous ce qui les attendait : des mois de dur labeur, suivis par un long voyage de retour – en mettant les choses au mieux. Il n’y avait rien à ajouter à ça.
Dans le silence qui s’éternisait retentit la tonalité annonçant un message prioritaire. Viktor jeta un coup d’œil au moniteur.
— Axelrod.
Il était toujours aussi mince, athlétique et élégamment vêtu, mais il avait l’air las, les joues creuses.
— J’ai reçu vos rapports, Raoul et Viktor. J’ai passé et repassé vos images au ralenti, avec les experts. Ils pensent… mais qu’est-ce que ça peut faire, après tout, hein ?
Il se laissa retomber sur son bureau et les regarda d’un air morne. Julia éprouva une soudaine bouffée d’angoisse. Lui qui faisait toujours preuve d’optimisme, même dans les pires difficultés… Ce ballon dégonflé n’annonçait rien de bon.
— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Vous êtes coincés là-haut, sans moyen de revenir. Vous avez assez de vivres pour tenir le coup jusqu’à ce que je vous fasse parvenir un ERV – celui que j’aurais mieux fait de vous envoyer tout de suite après votre lancement. J’en suis sacrément conscient.
— Ouais, espèce de salaud ! lança hargneusement Raoul.
— Bref, je n’ai rien à ajouter tant que je n’aurai pas de nouvelles des gars de la technique. Et pour vous dire la vérité, je n’en attends pas grand-chose. Tout le monde sait de quelles réserves de vivres vous disposez. L’eau, l’air, le reste – continuez à les fabriquer avec les piles à combustible. Elles sont sacrément bonnes, celles-là ! fit-il en s’illuminant soudainement. À part ça, c’était un rudement bon essai ! Vous avez réussi à redescendre sans endommager les réservoirs de carburant, Viktor. Vous êtes un sacré pilote !
— Le système a lâché dans les dix dernières secondes, dit amèrement l’intéressé.
— Grâce à ça, les perspectives ne sont pas si mauvaises, les gars. Quand l’ERV arrivera, vous pourrez transférer votre méthane et votre oxygène dedans. Comptez sur nous pour vous envoyer une bonne pompe… (Il laissa sa phrase en suspens et détourna le regard.) En attendant… je fais tout ce que je peux pour vous, ici. Je suis en pourparlers avec l’AirbusCorp. C’est très important, écoutez bien. (Il revint vers la caméra et reprit avec autorité :) Je ne veux pas que vous parliez à leur équipage. Pas encore. Nous négocions avec les responsables, ici. Je tente de trouver la meilleure solution pour vous. Je vais voir s’il ne pourraient pas ramener l’un de vous. Peut-être. À part ça, je ne peux rien dire. Alors voilà la consigne : défense de parler.
Il bavarda encore un moment de tout et de rien, mais Julia ne l’écoutait plus. Elle se leva et s’enferma dans son bureau. C’était un code qu’ils avaient, Viktor et elle : ils se retiraient dans leur bureau quand la pression du monde était trop forte. Il resta assis à écouter monologuer Axelrod pendant qu’elle prenait la tangente. Elle se laissa tomber sur le petit siège, dans la petite pièce, et laissa couler les larmes qu’elle retenait depuis des jours, depuis l’incident de la serre. Même la veille au soir elle n’avait pas pu les laisser couler, mais maintenant qu’elle était toute seule, c’était le déluge. Le choc différé. Puis sa formation médicale reprit le dessus. Médecin, soigne-toi toi-même.
Elle pleura un long moment. Elle savait que ce serait encore plus difficile pour les trois autres. Ils n’avaient même pas cette échappatoire, eux.
Quand elle revint, un autre visage occupait l’écran. Pas celui d’Axelrod ni d’aucun des membres de l’interface terrestre. C’était Chen.
— Nous serons là d’ici deux heures pour faire ce que nous pouvons, disait-il devant une caméra à main.
Derrière lui on voyait le poste de commandes de la fusée.
— Ils n’ont pas mis longtemps, dites donc, commenta Marc.
— Nous non plus, reprit Viktor. À enfreindre les ordres d’Axelrod.
— Quoi, tu vas leur parler, à ces salauds ? objecta Raoul.
Un mince sourire barra le visage de Viktor comme une cicatrice.
— Nous avons quelque chose à négocier, j’en suis sûr.